Chopin 1« Chopin, c’est quelque chose de très spécial, parce qu’il y a une compréhension particulière des rubatos et des rythmes, qui est en quelque sorte intuitive et qu’on doit posséder très tôt. » (Jacobson, Reverberations). « Je crois que je suis un interprète de Chopin très idiomatique ». (John Gruen, New York Times). Cette conviction d’Istomin n’était pas partagée par tous les critiques américains. Leur grande interrogation était de déterminer si Istomin était un beethovénien ou un chopinien. Dans les années 40 et 50, aux Etats-Unis, il était inconcevable qu’on puisse être les deux à la fois. Dans un même concert, il était fréquent qu’un critique s’extasie sur les œuvres de Chopin jouées par Istomin et vilipende son interprétation d’une sonate de Beethoven, tandis qu’un de ses collègues affichait des certitudes exactement inverses. Istomin, quant à lui, était persuadé qu’il pouvait servir les deux compositeurs avec la même pertinence et il refusa de prendre en compte les préjugés des critiques américains.

Chopin était beaucoup plus présent dans son répertoire qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Il a très souvent joué les quatre Scherzos, donnant même le cycle complet au début de sa carrière et jouant surtout ensuite le Premier et le Quatrième. Les Ballades reviennent régulièrement dans ses programmes, là aussi avec une prédilection pour la Première et la Quatrième. Dans les Impromptus, il ne négligea que le Premier. Parmi les autres œuvres présentes dans ses récitals : les Préludes (il ne donna jamais l’intégrale mais des sélections, en général les dix derniers), la Fantaisie opus 49, l’Andante Spianato et Grande Polonaise opus 22, quelques mazurkas, la Tarentelle, quelques valses… Encouragé par William Kapell, dont c’était une des grandes spécialités, Istomin avait travaillé la Sonate en si mineur, mais il ne la joua jamais en public tant elle était associée à son ami tragiquement disparu.

Ses interprétations de Chopin étaient exemptes de sensiblerie. Il y avait beaucoup de liberté dans ses phrasés très personnels, mais ses rubatos ne mettaient jamais en péril la pulsation de l’œuvre, suivant la fameuse formule de Liszt, qui énervait Istomin, tant elle était rabâchée : « Regardez ces arbres : le vent joue dans leurs feuilles, les fait ondoyer ; mais l’arbre ne bouge pas. Voilà le rubato de Chopin.” Pour évoquer les subtiles fluctuations de tempo que cette musique exige, il préférait se référer aux battements du cœur que les émotions font varier de manière infinie. Dans ses master classes, Istomin insistait toujours sur le drame et sur le sentiment douloureux. Pour lui, la catharsis de la douleur était le moteur de la création de Chopin. Une douleur plus ou moins sublimée, mais omniprésente. Les dissonances, qui avaient tant choqué ses contemporains, Schumann le premier, étaient la manifestation évidente de sa souffrance. L’œuvre de Chopin qu’Istomin a joué le plus souvent est le Premier Scherzo, peut-être la plus dramatique et la plus dissonante de toutes…

Concerto n° 2 en fa mineur opus 21

chopin scherzo opus 54C’est avec ce concerto qu’Istomin fit ses grands débuts avec l’Orchestre de Philadelphie et Ormandy, le 17 novembre 43. Il le garda à son répertoire pendant plus de trente ans. En revanche, il renonça au Premier Concerto de Chopin, qu’il trouvait plus « extérieur », davantage destiné à faire briller le soliste.
Lorsqu’il interpréta ce concerto avec l’Orchestre Philharmonique de New York en 1948, il eut un grave différend avec George Szell qui l’encourageait à mettre davantage en lumière le caractère superficiel de l’œuvre. Cela avait choqué Istomin, qui manifesta son désaccord ! Pour lui, ce concerto devait se jouer certes avec beaucoup de liberté, mais avec une intensité, une profondeur de sentiment et un engagement total.

Nocturnes

Chopin pochette Columbia vol 1 001Evoquant son enregistrement intégral des Nocturnes, Istomin confia à Bernard Meillat en 1987 : « C’est la seule fois où je me suis laissé persuader d’enregistrer une intégrale, avec des œuvres que je n’avais jamais jouées au concert. C’est David Oppenheim, qui venait d’être nommé directeur « Artiste et Répertoire » de Columbia, qui a insisté et qui m’a convaincu. C’était une étrange aventure, car j’avais un programme de concerts très chargé. Pour les séances de studio, je ne pouvais réserver qu’une journée de temps à autre. J’ai donc enregistré tout au long de l’année 1955, en petites sessions très espacées, deux ou trois nocturnes à la fois. Il y a de très bonnes choses dans cette intégrale ! » Le coffret a été publié à l’automne 1956, avec de bonnes critiques unanimes : James Glennon dans le Sunday Mail du 29 septembre 1956 en faisait même l’événement phare de sa chronique, avec titre et photo, de préférence au nouveau disque de Gilels (Troisième Concerto de Rachmaninov).
Etrangement, Istomin ne joua plus beaucoup de Nocturnes par la suite, à l’exception des deux premiers de l’opus 15, en fa majeur et en fa dièse majeur, deux magnifiques exemples de bel canto pianistique dans lesquels il pouvait donner libre cours à son art de faire chanter le piano. Il souhaita même réenregistrer l’opus 15 n° 2 en 1966 et 1967.

Polonaise n° 6 « Héroïque »

Parfois, la critique et le public ont été un peu déconcertés par l’interprétation qu’en donnait Istomin. Pour lui, ce n’était pas une pièce de bravoure mais un drame implacable, avec une accumulation de tension qui devient presque insoutenable.

Musique

Frédéric Chopin. Concerto n° 2 en fa mineur op. 21, deuxième mouvement. Eugene Istomin, Orchestre de Philadelphie, Eugene Ormandy. Enregistré par Columbia le 1er novembre 1959.

 

Frédéric Chopin, Nocturnes n° 9 et 10, op. 32. Enregistrés pour Columbia en 1955.

 

Frédéric Chopin, Scherzo n° 1 en si mineur op. 20. Récital à Montreux le 29 septembre 1989