Beethoven Trio édition 001Il s’agit d’un article écrit par Eugene Istomin paru dans le magazine Music en 1971. L’aventure du Trio Istomin-Stern-Rose avait sensiblement bousculé les préjugés concernant la musique de chambre et ceux qui la jouent. Les concerts, les enregistrements des années 60 la spectaculaire intégrale Beethoven de 1970 avaient fait évoluer les mentalités, mais Istomin pensait qu’il était encore nécessaire d’enfoncer le clou…

Il y a encore un certain scepticisme dans le milieu musical et dans le public le moins averti lorsque des musiciens qui font des carrières de premier plan comme solistes décident de prendre du temps dans leur planning chargé pour se réunir et faire de la musique de chambre. Le virtuose, dans son essence même, avec sa forte personnalité, n’est-il pas incapable de se fondre dans un ensemble avec d’autres personnalités aussi fortes ?

Pour le musicien professionnel, cette attitude a toujours été une source d’étonnement. La musique est une et indivisible. Aucun interprète dont la vie musicale est centrée sur les chefs-d’œuvre des Dix-huitième et Dix-neuvième siècles ne peut s’intéresser qu’à une sonate ou à deux concertos de ces compositeurs. Par exemple, un musicien qui s’intéresse à Schubert ou à Beethoven, va certainement se pencher sur toutes leurs œuvres qui impliquent son propre instrument, qu’il s’agisse d’œuvres solistes, de trios, de quintettes ou de lieder. Il n’y a aucune différence de qualité entre ces œuvres. Il est absurde d’imaginer qu’un pianiste peut bien jouer les sonates pour piano seul et ne pas être bon dans la musique de chambre. Inversement, s’il est faible dans les trios, il sera également faible dans les sonates pour piano seul. Si Beethoven avait écrit un beau morceau pour trombone, colorature et piano, j’aurais envie de le jouer. Je crois que nous ne le ressentons tous ainsi. (…)

Voilà la raison toute simple pour laquelle nous faisons de la musique de chambre. En revanche, il est beaucoup plus compliqué de savoir comment en faire. Trouver des partenaires pour une relation musicale sérieuse est aussi important et délicat que de choisir sa femme ou ses plus proches amis. La technique de la musique de chambre, cela n’existe pas. Les problèmes techniques sont de fait moins exigeants que pour jouer en soliste, puisqu’on a moins de notes à jouer, mais ces problèmes sont de même nature. Au-delà de la technique instrumentale, évidemment indispensable, c’est l’approche des questions musicales qui est primordiale. Si l’on partage une même conception musicale, les problèmes d’équilibre, de la prédominance de telle ou de telle note sont facilement résolus.

Istomin-Stern-Rose 5 001Avec mes partenaires, Isaac Stern et Leonard Rose, je ressens cette entente. Il y a des échanges, des concessions mutuelles, naturellement, mais nous ne jouons jamais à la manière de l’un ou de l’autre. Si nous ne pouvions pas jouer une œuvre à notre manière, il vaudrait mieux que nous renoncions à faire de la musique de chambre ensemble. Jusqu’à présent, ce n’est jamais arrivé. Les désaccords, même s’ils peuvent être très véhéments et souvent hautement mélodramatiques, ne doivent pas concerner les questions musicales essentielles. Soit les gens s’entendent, soit ils ne jouent pas ensemble.

La musique de chambre est venue à moi, je crois, naturellement. Etant formé par Serkin, Bach, Mozart, Haydn, Schubert, Schumann, Brahms et Chopin ont été au cœur de mon expérience musicale dès mon enfance. Tous, à l’exception de Chopin, ont une production extrêmement importante de musique d’ensemble. Au Curtis, nous avons joué un large répertoire, bien sûr, mais c’est seulement après la fin de mes études, en 1944 et 1945, que j’ai fait deux grandes tournées avec Adolf Busch et son orchestre de chambre, interprétant des concertos de Bach et de Mozart à travers le pays. Avec Busch, comme avec Serkin, j’ai énormément appris sur toutes sortes de musique, y compris la musique de chambre, que nous avons souvent jouée en privé.
Pendant les années qui ont suivi j’ai joué des récitals et divers concertos partout en Amérique. C’est alors, en 1949, qu’Alexander Schneider m’a demandé de jouer avec lui le cycle complet des sonates pour piano et violon de Beethoven à Chicago, à Harvard et à New York. Ces concerts m’ont apporté beaucoup de joie, et m’ont amené également à être invité au premier Festival Casals à Prades en 1950. (…)

Le goût, la profondeur des sentiments, l’amour – de grands mots, de grandes choses – qu’on ne peut ni apprendre ni étudier. Cependant on peut en faciliter l’éclosion par une révélation. Et c’est cela qu’apportait Casals. Je me souviens de la remarque de Rilke selon laquelle les grandes œuvres d’art ne peuvent être comprises que par l’amour. C’est un des sens de la révélation. C’est également l’étincelle qui est le début et la fin de toute interprétation musicale inspirée. Que ce soit en solo ou dans n’importe quelle configuration instrumentale, la musique reste une et indivisible. (…)

Trio 10 001Il a été dit que la musique de chambre de notre Trio n’est pas de la musique de chambre, qu’elle est trop grande. Peut-être, mais alors on devrait en conclure que les « grands » trios, comme l’Archiduc sont trop colossaux pour être de la musique de chambre. Personnellement, j’aime jouer les œuvres « gigantesques » de façon « gigantesque » et les œuvres de moindre ampleur de façon « intime ». Parfois les deux approches sont exigées dans la même œuvre. En outre, puisqu’on nous a dit que nous étions tous les trois des personnalités fortes (je ne suis pas sûr de savoir ce que cela signifie, car c’est difficile pour moi d’imaginer un artiste sans identité et sans ego), c’est une grande chance que nous partagions généralement le même point de vue et que nous puissions nous fondre, de façon quasi occulte, en une unité à trois branches.

Eugene Istomin
(traduction Bernard Meillat)

Musique

Beethoven. Trio en si bémol majeur op. 97 « Archiduc », les deux derniers mouvements. Eugene Istomin, piano ; Isaac Stern, violon ; Leonard Rose, violoncelle. Live 1970.