« Il n’est pas le genre de musicien qui plaît aux managers» ! La prédiction de William Steinberg en décembre 1950 s’est amplement vérifiée. Les relations d’Istomin avec ses managers ont toujours été délicates ! Les agents symbolisaient pour lui l’aspect mercantile de la musique. Il en changea à plusieurs reprises, souvent par lassitude devant leur inactivité ou leur incompétence. A plusieurs reprises ces changements privilégièrent ses liens d’amitié aux dépens de ses propres intérêts.

Son père lui avait répété sans cesse qu’il devait se montrer plus docile et coopératif avec son manager, sinon cela risquait de nuire à sa carrière. Son ami Isaac Stern lui fit souvent la leçon à ce sujet. Mais Istomin refusa toujours de céder à toute compromission, qu’il s’agisse de changer un programme (il fut quasiment rayé de la liste des Community Concerts pour avoir refusé de n’y jouer que des œuvres brèves et faciles à entendre), de poser pour des photos, de faire des relations publiques avant ou après le concert…

On peut se faire une idée des sentiments d’Istomin à l’égard des managers à travers cette réflexion de John Trapp dans le journal rédigé lors de la tournée Beethoven de 1970 : ‘’Quel imprésario mérite son pourcentage ? Ils ne veulent jamais vendre le meilleur artiste, mais celui qui obtient le plus gros cachet. Peu importe si c’est un mauvais artiste. Pourquoi vendre Horszowski quand on peut vendre Van Cliburn ? Il faudrait être fou pour refuser une commission de mille dollars et n’en toucher que deux cents à peine ! C’est même stupéfiant que des gens comme Horszowski arrivent à survivre. Il y en a peut-être qui n’y parviennent pas.’’ Istomin n’était pas très loin de partager une telle opinion.

Le temps de CAMI (1943-1962)

Sur les conseils de Serkin et de la famille Leventritt, Istomin signa très vite un contrat avec CAMI (Columbia Artists Management Inc.). C’était aussitôt après ses deux concours victorieux de 1943, il avait juste dix-huit ans. CAMI était alors dirigé par Arthur Judson, qui régnait sur le monde musical américain en ayant sous contrat la plupart des grands chefs d’orchestre. Judson cumulait son travail d’agent avec la direction du New York Philharmonic et, pendant un moment, avec celle des orchestres de Philadelphie et de Cincinnati ! Aujourd’hui on crierait au conflit d’intérêt, mais à l’époque cela ne choquait personne. Judson pouvait faire et défaire les carrières à sa guise, et il ne s’en priva pas, chaque fois que quelqu’un lui résistait. C’est ainsi qu’il réussit à chasser d’Amérique un grand chef comme Arthur Rodzinski. Ayant été violoniste, il respectait cependant la musique et il savait reconnaître le talent. Il avait prévenu d’emblée Istomin qu’avec le répertoire qu’il avait choisi cela prendrait du temps pour arriver au sommet. Il gérait déjà les carrières de deux grands pianistes, Rudolf Serkin et Robert Casadesus, et d’une star montante, qui allait devenir le meilleur ami d’Istomin, William Kapell. Judson soutenait davantage Kapell, qu’il jugeait plus malléable et plus séducteur, dans son attitude et dans son répertoire (qui comportait la plupart des concertos russes virtuoses). Kapell était susceptible de lui rapporter beaucoup d’argent plus rapidement…

La carrière d’Istomin progressait mais celui-ci se montrait impatient. Il y eut un premier conflit dès 1945, lorsqu’Istomin souhaita jouer sous la direction de Dimitri Mitropoulos à Cincinnati et se heurta à un refus de Judson. Peu après, Istomin demanda un rendez-vous pour dire son sentiment de ne pas être soutenu comme son talent le méritait. Judson lui répondit que s’il n’était pas satisfait il n’avait qu’à chercher un autre manager. Persuadé que cela refroidirait les ardeurs contestatrices du jeune pianiste, il fut stupéfait d’entendre Istomin lui annoncer que c’était ce qu’il allait faire ! Il fallut que Serkin, pourtant peu enclin à ce genre de démarche, intervienne pour sauver la situation.

Bientôt rejoint par ses collègues OYAPs Gary Graffman et Leon Fleisher, Istomin allait rester chez CAMI jusqu’en 1962. CAMI joua un rôle positif dans l’ascension d’Istomin au long des années 50. Cependant, celui-ci avait de plus en plus de mal à supporter le maternalisme de Ruth O’Neil et d’Ada Cooper, les deux lieutenants de Judson. Elles justifiaient la stagnation de son cachet par son jeune âge, sans s’apercevoir qu’il approchait la quarantaine, et elles se faisaient tirer l’oreille pour lui accorder des avances, lui reprochant de dilapider son argent en allant au cinéma ! Ce qui emporta sa décision de quitter CAMI, ce fut les sollicitations amicales de Stern, qui souhaitait que les trois membres du Trio aient le même agent.

Sol Hurok (1962-1974)

Sol Hurok avait bâti sa réputation sur quelques grandes stars et sur ses relations privilégiées avec les artistes soviétiques (il avait réussi à faire venir le Bolchoï en pleine Guerre froide). Il savait à merveille user de la publicité et solliciter la presse pour monter en épingle un artiste ou un événement. Il le faisait souvent sans scrupule et sans demander l’avis de l’artiste. C’est ainsi que Serkin, à son grand effarement, fut présenté pour ses débuts en Amérique comme un pianiste russe !

En 1943, Sol Hurok, qui venait d’enrôler Isaac Stern, avait fait part de son souhait de compter Istomin parmi ses artistes. Mais celui-ci ne voulait surtout pas être étiqueté « russe » et préféra aller chez CAMI. Vingt ans plus tard, Hurok confirma son intérêt pour lui. Istomin, encouragé par Stern et impressionné par l’efficacité avec laquelle Hurok avait lancé le Trio Istomin-Stern-Rose aux Etats-Unis, accepta. En fait, Istomin se sentit toujours mal à l’aise dans ce bureau qui s’attachait avant tout à faire des événements et de grands coups médiatiques. La musique et l’art venaient après. Pour Hurok, Istomin était avant tout le pianiste du Trio, et il se mobilisa peu pour soutenir sa carrière de soliste. Stratégiquement il eut mieux fait de continuer à confier son activité de soliste à CAMI et de ne dépendre de Hurok que pour le Trio. Par ailleurs, Hurok, qui organisa l’unique tournée d’Istomin en URSS en 1965, vieillissait et se trouvait en butte aux menées d’une faction juive d’extrême-droite qui protestait véhémentement contre la venue d’artistes soviétiques en Amérique. Une bombe fut déposée dans ses bureaux, qui tua une de ses secrétaires et qui le mit au bord de l’asphyxie. Il mourut, deux ans plus tard, en 1974, à quatre-vingt-deux ans.

La bataille pour sa succession fut sans pitié. Sheldon Gold, avec lequel Istomin était lié d’amitié, la perdit, passa chez CAMI mais ne put y rester, et entra chez ICM. Istomin le suivit dans son périple. Pourtant, à l’été 1976, Istomin hésitait encore lorsque Rostropovitch lui conseilla de rester chez CAMI et de confier son management à Ronald Wilford, qui était le digne successeur de Judson et s’affirmait comme l’agent américain le plus puissant. Rostropovitch avait même intercédé auprès de Wilford, qui avait confirmé son souhait de gérer la carrière d’Istomin. Mais celui-ci avait des réticences à l’égard de la personnalité de Wilford, qu’il considérait plus comme un homme d’affaires que comme un homme de musique et il privilégia la fidélité à son ami Gold. Istomin ne trouva pas chez ICM le soutien dont il aurait eu besoin à ce moment de sa carrière pour le relancer auprès des grands orchestres américains. Wilford aurait probablement pu le faire. En tout cas Rostropovitch en était persuadé. Ce fut une décision malheureuse.

Harold Shaw

En 1987, ICM s’avéra totalement incapable d’organiser les tournées qu’Istomin projetait à travers les Etats-Unis en emmenant ses pianos dans un camion. Sur les conseils de son ami Peter Gravina, Istomin se tourna vers Harold Shaw, qui avait longtemps travaillé pour CAMI et pour Hurok avant de fonder sa propre agence en 1969. Shaw avait accueilli de grands musiciens, comme Vladimir Horowitz, Nathan Milstein, Henryk Szeryng ou Jessye Norman, mais il restait avant tout un passionné de musique. Il s’enthousiasma pour le projet et choisit une de ses meilleures assistantes, Martha Coleman, pour le mettre sur pied. Elle y réussit merveilleusement, surtout dans le Sud-Est des Etats-Unis, dont elle était originaire. Istomin avait enfin trouvé le management qu’il lui fallait, et il resta fidèle à Harold Shaw jusqu’à ce que celui-ci prenne sa retraite, en 1996.

En Europe

Les relations d’Istomin avec les managers européens ont été tout aussi difficiles, voire davantage ! Lors de ses débuts en Suisse et en Italie, Istomin avait bénéficié des contacts établis par Casals et par Serkin, et tout se passa fort bien. En France, il avait été recommandé par Paray au plus important imprésario parisien, Marcel de Valmalète. Celui-ci accepta de le représenter en France mais lui suggéra de jouer gratuitement dans quelques salons à la mode. Istomin refusa tout net ces pratiques d’un autre temps. Valmalète ne lui trouva aucun engagement. Lassé de ne rien voir arriver, malgré sa présence importante au Festival de Prades, il rejoignit Isaac Stern chez OAI, le bureau géré par Michael Rainer. La liste des artistes de Rainer était très impressionnante (Rubinstein, Serkin, Elizabeth Schwarzkopf, Birgit Nilsson, Joan Sutherland…). Cependant Istomin eut bientôt le sentiment que Rainer travaillait très peu pour lui et se contentait de « gérer » des concerts qui ne venaient pas de ses initiatives. Il eut l’occasion de laisser éclater sa rancœur lors de l’année Beethoven. L’intégrale de sa musique de chambre au Théâtre des Champs-Elysées par le Trio Istomin-Stern-Rose était pour Rainer une opération plutôt simple (huit concerts d’un coup !) et extrêmement rentable. Istomin pensait donc qu’il pouvait solliciter OAI pour de petits services, comme de trouver une chambre à Paris pour une amie venue suivre la série. Or, comme le raconte Trapp, « malgré les recommandations précises d’Istomin, le bureau de Rainer a oublié et son amie s’est retrouvée sans chambre”. Pour Istomin, c’était inadmissible et cela donna lieu à une grande dispute avec Stern. Le premier disait : “Ils n’en font pas lourd mais ils touchent leur commission ; pourquoi ne rendraient-ils pas quelques services en échange? » Le second trouvait aberrant de leur demander ce genre de choses, car ce n’est pas le travail des agents. Stern savait avec quelle diplomatie il fallait agir pour s’assurer de leur dévouement ! L’incident aurait pu s’arrêter là, mais il y eut une suite quelques semaines plus tard. Michael Rainer organisa un dîner au restaurant Chez Francis en l’honneur du Trio. Il y avait de nombreux invités prestigieux et la télévision devait filmer le Trio à sa sortie du Théâtre des Champs Elysées et au restaurant. Istomin prit prétexte de ses douleurs au dos pour ne pas aller au dîner de Rainer ! Trapp raconte que Rainer, très embarrassé, était parvenu à joindre Istomin au téléphone pour le supplier de venir et d’amener ses amis. Istomin refusa poliment. Quelques jours plus tard, Istomin avait rendez-vous avec Rainer pour parler de son avenir en France et dans le reste de l’Europe. Il ne faut pas s’étonner que Rainer ne fît pas preuve de beaucoup de bonne volonté dans la réalisation de ses projets.

Rainer prit sa retraite en 1977. Istomin confia alors sa représentation en France et la coordination de son activité en Europe à Opéra et Concert, une agence fondée en 1973 et dirigée alors par Martin Engström. Opéra et Concert conserva les liens avec les agents qui travaillaient déjà pour Istomin dans les différents pays : Sofia Amman pour l’Italie, Harold Holt en Angleterre et maintenant Andreas von Bennigsen pour l’Allemagne et l’Autriche, deux pays où il venait tout juste d’accepter de jouer.

Le bilan d’Opéra et Concert s’avéra décevant. Sur le plan français, les années 70 avaient été très riches grâce aux initiatives de Pierre Vozlinsky à la tête du service musical de la Radio et de la Télévision. Les années 80 furent moins florissantes. Les successeurs de Vozlinsky à la Radio s’empressèrent de rayer de leurs listes les musiciens que celui-ci avait invités régulièrement. Quant à la Télévision, elle abandonna quasiment toute émission dédiée à la musique classique. Pierre Vozlinski devint peu après le manager de l’Orchestre de Paris, un orchestre de prestige créé en 1967 par deux proches d’Istomin, André Malraux et Charles Munch. Vozlinsky était très désireux d’inviter Istomin, mais Daniel Barenboïm, qui était alors le directeur musical s’y opposa. Les relations des deux pianistes étaient apparemment cordiales mais leurs conceptions de la musique et de la carrière étaient vraiment trop différentes. Au-delà de l’inévitable ralentissement de son activité en France, le principal reproche qu’Istomin faisait à Opéra et Concert était son incapacité à coordonner son calendrier européen. Il souhaitait jouer davantage de ce côté-ci de l’Atlantique, même si les cachets y étaient sensiblement moins élevés. Il se désespérait de la détérioration de la vie musicale et politique américaine et trouvait une plus grande satisfaction dans ses contacts avec le public et avec les musiciens européens.

De fait, le nombre des concerts d’Istomin en Europe était en constante augmentation. Il jouait chaque année en Grande-Bretagne, en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Suisse et en Israël. Si l’on ajoute d’autres pays plus irréguliers, comme l’Autriche, les Pays-Bas, la Belgique, la Suède, la Grèce, la Pologne, le Portugal, on arrive à un total annuel d’au moins quarante concerts. Mais ces engagements éparpillés dans toute l’Europe, laissaient des trous dans son calendrier et l’obligeaient à trop d’allers et retours entre l’Europe et l’Amérique. Cela lui était d’autant plus pénible qu’il souffrait beaucoup du jet lag et estimait qu’il avait besoin de près d’une semaine d’acclimatation lorsqu’il arrivait en Europe avant d’être vraiment en bonne forme pour donner des concerts. Istomin avait le sentiment que la tâche de coordonner cette activité en deux ou trois périodes cohérentes était peut-être difficile, mais pas insurmontable. Il décida donc en 1986 d’abandonner Opéra et Concert et de la confier, sur le conseil de Jean-Bernard Pommier, à un jeune agent hollandais, dynamique et ambitieux, Marco Riaskoff. Il changea aussi ses représentants dans plusieurs pays, revenant chez Valmalète en France et passant chez Ingpen & Williams en Angleterre. Il n’avait conservé que Sofia Amman, qui avait toujours remarquablement travaillé pour lui en Italie : son père, président de la Societá del Quartetto de Milan, avait été proche de Casals, et avait engagé Istomin pour son premier concert en Italie, en 1950). Malheureusement, elle prit peu après sa retraite et elle s’avéra impossible à remplacer.

Dans un premier temps, le nouveau dispositif mis en place avec Riaskoff sembla très bien fonctionner. Dès l’été 1986, Istomin passa pour la première fois depuis longtemps une grande partie de son temps en Europe, avec des concerts en Espagne, au Portugal, en Suisse et en France. Mais les premiers espoirs firent bientôt place à l’insatisfaction : le calendrier restait très éparpillé et très difficile à gérer, d’autant qu’Istomin envisageait de faire venir ses propres pianos. Il finit par abandonner Riaskoff, se contentant désormais d’un simple secrétariat.

Conséquences fâcheuses pour la carrière

Sans doute Istomin demandait-il trop à ses managers ! Une poignée d’entre eux seulement trouva grâce à ses yeux, car ils faisaient passer la musique avant l’argent. Istomin ne pouvait pas supporter qu’un artiste soit traité comme une marchandise. Il réagissait de la même façon avec le baseball, lorsque les joueurs étaient vendus ou échangés comme du bétail !

Lorsqu’il n’était pas satisfait ou qu’il ne trouvait pas assez de respect pour la musique et les musiciens, et pas assez de professionnalisme, il n’hésitait pas à le dire de façon très directe, parfois abrupte. Il le faisait pour lui-même, mais aussi pour d’autres artistes qu’il estimait et dont il trouvait qu’ils étaient négligés par leur manager. Il le fit pour de nombreux pianistes tels Claude Frank, Jean-Bernard Pommier, Yefim Bronfman à ses débuts. Et même pour Clara Haskil, ayant le plaisir de lire sous la plume d’un critique new-yorkais, stupéfait qu’elle n’ait jamais été invité auparavant en Amérique : ‘’A quoi pensent les imprésarios ? A quoi servent-ils ? Sont-ils tous endormis ?’’

Cette attitude et cette franchise ont été très dommageables pour sa carrière. Deux événements en sont le symbole : l’incident avec Michael Rainer et le refus de suivre le conseil de Rostropovitch de confier son management à Ronald Wilford. Istomin était parfaitement conscient que l’un et l’autre étaient en situation de jouer un rôle clé dans le développement de sa carrière : Rainer en Europe, après l’immense retentissement du cycle Beethoven ; Wilford en Amérique pour renouer des liens avec les grands orchestres américains qui ne l’invitaient plus. Mais pour Istomin il n’était pas concevable d’accepter de faire allégeance à deux managers tout puissants pour lesquels il n’avait aucune estime. Il ne pouvait se résoudre à faire une telles concessions, motivée seulement par ses propres intérêts. Et tant pis si sa carrière devait en pâtir.