rostropovich ConversationEn 2002, dans le cadre des Grandes Conversations en Musique, filmées sous l’égide de la Library of Congress, Eugene Istomin s’était entretenu avec Mstislav Rostropovitch. Les sujets abordés : les influences réciproques des musiques russe et américaine ; la naissance de sa vocation de chef d’orchestre ; la mondialisation de la musique ; ses relations avec Prokofiev et Chostakovitch ; la qualité essentielle d’un chef d’orchestre. Cette conversation est accessible sur le site de la Library of Congress.

Voici les passages les plus marquants des réponses de Rostropovitch.
« Je suis très fier que la Russie ait eu une telle influence sur la vie musicale américaine, notamment après la Révolution, lorsque de nombreux musiciens russes sont venus en Amérique et ont formé tant de jeunes talents américains. J’appelais Aaron Copland my American daddy. Et my American brother était Leonard Bernstein. Non seulement Bernstein était un grand musicien, mais c’était un grand ami. Il m’a offert les boutons de manchette que Koussevitsky lui avaient donnés. Koussevitsky était si important pour moi ! »

Pourquoi suis-je devenu chef d’orchestre ?

Rostro chef 1« Mon père était violoncelliste, ma mère était pianiste. Je suis né à Bakou et je baignais tout le temps dans la musique. En été, mon père jouait dans des orchestres qui donnaient des concerts en plein air et je pouvais assister à toutes les répétitions. Mon premier rêve était d’être chef d’orchestre. Mais lorsque j’ai eu huit ans, mon père m’a dit : ‘Il faut étudier le violoncelle. Après tu deviendras peut-être chef d’orchestre, mais il tu dois d’abord être instrumentiste, c’est plus sûr. Et puis cela t’aidera dans ton travail de chef’. Alors j’ai gardé longtemps en moi mon rêve de diriger, pas tellement parce que j’avais un don particulier pour la direction, mais parce qu’il y a un répertoire phénoménal. C’est la meilleure façon de posséder toute la musique !  J’ai dirigé pour la première fois en 1960, la Première Suite de Tchaïkovsky et la Cinquième Symphonie de Prokofiev. Mon expérience de violoncelliste m’a beaucoup servi, car j’ai joué sous la direction de la plupart des grands chefs d’orchestre de notre temps. Un jour, j’ai demandé à Erich Leinsdorf : ‘Comment doit-on battre la première mesure de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovsky ?’. Il m’a répondu : ‘Slava, comment joues-tu la première phrase du Concerto pour violoncelle de Dvorak ?’. Alors je le lui ai montré. Il m’a dit : ‘C’est la même chose, c’est le même geste !’.

La mondialisation de la culture ?

« Il y a cent ans en Russie, on vivait dans son village et le cercle de vie ne dépassait pas cinquante kilomètres, une journée à cheval ! Aujourd’hui, avec le Concorde, j’arrive à New York deux heures avant l’heure à laquelle je suis parti ! D’ailleurs j’ai demandé à Galina : ‘Si je meurs à Paris, dépêche-toi de me mettre dans un cercueil et de m’envoyer en Amérique par le Concorde ! Ainsi j’aurai le temps de dire au revoir à mes amis américains !’

En 1947, quand j’ai passé mon premier grand concours, j’ai vu arriver des violoncellistes de tous les pays, et ils jouaient très différemment, chacun dans la lignée de son école nationale ! Bien sûr, maintenant tout est unifié. Le monde est comme un grand immeuble, nous sommes tous voisins.
Pourquoi Prokofiev a-t-il commis l’erreur de rentrer en Union Soviétique ? Un jour d’automne, à la fin des années 40, j’étais venu le voir dans sa datcha et il m’a dit : ‘je n’ai plus d’argent pour le petit déjeuner’ ! Alors je lui ai demandé carrément : ‘Pourquoi as-tu fait l’erreur de revenir ?’ Et il m’a répondu : ‘Ce n’est pas une erreur, j’avais le besoin impératif de créer dans mon pays.’
Chosta et RostroJ’ai connu Chostakovitch à partir de 1943, quand je suis entré dans sa classe. Nous sommes devenus de grands amis, nous buvions de la vodka ensemble, faisions des plaisanteries… C’est quand il est mort que j’ai vraiment compris la grandeur de son génie. J’ai pris conscience aussi que s’il avait été heureux dans sa vie, s’il n’y avait pas eu les horribles campagnes dirigées contre lui, il n’aurait sans doute pas composé des musiques aussi profondes, aussi tragiques, il n’aurait pas été un aussi grand compositeur. C’est ce genre de luttes qui construisent la grandeur d’un génie. »

Qu’est-ce qu’un vrai chef d’orchestre ?

« C’est quelqu’un qui ne se contente pas de diriger des instrumentistes, mais des hommes, des musiciens, de telle façon qu’ils comprennent l’émotion de la musique sans qu’il y ait besoin de faire un geste… Par exemple, pour le deuxième mouvement de la Sixième Symphonie de Tchaikovsky, je donne un signe très vague, c’est juste le feu vert pour qu’ils commencent quand ils veulent, mais ensemble ! Et cela marche, c’est miraculeux, il y a une sorte d’interaction intuitive entre les musiciens, et le pianissimo qui surgit est miraculeux…

(Traduction Bernard Meillat)

Document

Le lien pour accéder à cette Conversation, en anglais, sur le site de la Library of Congress : https://www.loc.gov/item/ihas.200031109/

Mstislav Rostropovitch dirige La Mort de Tybalt de Roméo et Juliette de Serge Prokofiev. Concert dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou avec le National Symphony Orchestra. 13 février 1990