Pour Eugene, l’année 1971 est placée sous le signe de l’Orient. En plus de la tournée au Japon au début de l’automne, il veut absolument réaliser son rêve de jouer dans un pays dont il admire l’art et l’histoire : la Chine. C’est son ami Gary Graffman, grand spécialiste et collectionneur passionné, qui avait éveillé son intérêt. Mais ce n’est pas la seule motivation pour se lancer dans l’aventure de ce voyage pour lequel il faut venir à bout de bien des obstacles. Eugene a aussi une grande curiosité pour le présent de ce grand pays et il a le sentiment que les USA et la Chine doivent absolument se rapprocher. En effet, les relations sino-soviétiques étant très tendues, un rapprochement américano-chinois serait un gage d’équilibre et de paix, avec une diminution de l’influence soviétique. Il paraît évident à Istomin que la musique peut jouer un rôle capital dans cette démarche. Ce qui rend le défi encore plus passionnant c’est que la musique classique avait été chassée par les gardes rouges de la Révolution culturelle de 1966 et qu’elle n’avait pas encore repris réellement droit de cité !
La bonne volonté politique d’Istomin, un peu refroidie depuis le malheureux voyage au Vietnam et à Djakarta de 1967, se renforce vite lorsqu’il prend conscience que les choses bougent en Chine. Au printemps 1971, les relations diplomatiques entre les USA et la Chine sont toujours coupées, et le gouvernement chinois bataille encore pour obtenir son admission à l’ONU (il l’obtiendra le 26 octobre). Mais des contacts commencent à s’établir. L’administration Nixon avait tenté des démarches dès 1969, interrompues par l’invasion américaine du Cambodge en 1970. En décembre 1970, les contacts avaient repris discrètement et avaient été prometteurs, au point qu’en avril 1971 Nixon fit état publiquement de son souhait de faire un voyage en Chine. Au mois de juillet, Kissinger s’y rendit secrètement pour commencer à évoquer directement les questions importantes et préparer le voyage du Président. Quand Istomin commence ses propres démarches, personne n’aurait encore osé imaginer le succès extraordinaire du voyage que Nixon effectuera en février 1972. Ce sera un événement majeur de l’histoire du 20ème siècle, un changement profond de l’échiquier mondial, les premiers pas de la Chine dans le processus de la mondialisation…
Pour transmettre sa proposition de venir jouer pour les responsables politiques chinois, de donner des concerts et des master-classes, Istomin a besoin, en l’absence de relations diplomatiques officielles entre les Etats-Unis et la Chine, de passer par des pays qui en ont déjà. A cette époque, c’est la France qui est le pays le plus proche de la Chine. Ce fut la première grande puissance à reconnaître la République populaire de Chine, dès janvier 1964, et à établir avec elle des échanges culturels suivis. La personnalité française la plus connue et la plus respectée en Chine est André Malraux. Ses liens avec le Parti Communiste Chinois remontent aux années 20 et l’histoire de la révolution chinoise a nourri ses plus grands romans, Les Conquérants et L’Espoir. A l’été 1965, Malraux, ministre de la Culture du Général de Gaulle, a fait une visite officielle en Chine et a été reçu très amicalement par Chou En Lai et Mao Tse-Toung. Istomin avait rencontré Malraux à la Maison Blanche en mai 1962 lors du concert que le Trio y avait donné en son honneur. Grâce à Jean-Bernard Pommier, qui était très proche du grand écrivain, il put le revoir à Paris. Il fut très cordialement accueilli et n’eut aucune peine à convaincre Malraux d’intervenir personnellement auprès de Chou En Lai. Quant à l’obtention d’un visa, c’est Hubert Humphrey qui se charge de prendre contact avec le Canada, qui avait déjà, lui aussi, établi des relations diplomatiques avec la Chine.
Mais voilà, les négociations traînent et Eugene, la mort dans l’âme, est obligé de renoncer. Finalement, il n’ira même jamais en Chine. Ormandy et l’Orchestre de Philadelphie seront en 1973 les premiers musiciens américains invités officiellement en Chine, après le voyage de Nixon. Et c’est Isaac Stern qui tirera tout le parti médiatique d’un spectaculaire retour de la musique classique en Chine. Il avait souhaité, lui aussi, y aller très tôt et avait pris contact en août 1971 avec Henry Kissinger, qui l’en avait dissuadé. Ce n’est qu’en 1979 qu’il put y faire une longue tournée, accompagné par le cinéaste Murray Lerner. Il en naquit un film au succès mondial, De Mao à Mozart, qui, en 1981, remporta un oscar et fut présenté au festival de Cannes.