Les années 50 avaient été pour Istomin une ascension continue, le menant dans l’antichambre du firmament des grandes stars du piano. Les années 60, pourtant riches d’aventures et de succès, ne lui permirent pas d’y pénétrer. Deux événements contribuèrent à l’en empêcher et allaient progressivement desservir son image et sa carrière de soliste : la rupture avec Columbia et la création du Trio Istomin-Stern-Rose.

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Goddard Lieberson

Avant de quitter Columbia, David Oppenheim avait établi le programme des artistes jusqu’au début de l’année 1961, date à laquelle Istomin devait réenregistrer en stéréo le Deuxième Concerto de Rachmaninov. Mécontent de la façon dont Columbia avait fait la promotion de son enregistrement du Premier Concerto de Tchaïkovsky, Istomin prit rendez-vous avec Goddard Lieberson, le président de Columbia. Un déjeuner fut organisé, auquel assistait également Schuyler Chapin, le nouveau responsable « Artistes et répertoire ». Chapin avait été lié d’amitié avec Istomin, mais il lui gardait rancune de ne pas avoir obtenu le poste de manager de l’Orchestre de Philadelphie. Il pensait à tort qu’Istomin ne l’avait pas soutenu auprès d’Ormandy. Lors de ce déjeuner, la discussion fut tendue et aboutit à l’annulation des enregistrements prévus.

Jusqu’au départ de Chapin, à la fin de l’année 1963, Istomin n’enregistra pas le moindre disque. Chapin parti, Istomin reprit le chemin des studios de Columbia, mais essentiellement pour le Trio. Entre 1965 et 1970, il enregistra quatorze œuvres avec Stern et Rose, mais seulement deux concertos (Brahms n°2 et Beethoven n°4) et un seul disque de piano seul (la Sonate en ré majeur D. 850 de Schubert). Le lien de confiance était rompu. Istomin avait le sentiment que Columbia ne le conservait que pour le Trio, et qu’on lui concédait de temps en temps un enregistrement solo pour éviter qu’il ne se fâche et signe pour une autre compagnie. De son côté, Columbia lui reprochait son exigence. Istomin s’avouait difficilement satisfait de ses enregistrements et, n’acceptant guère de recourir au montage, demandait un nombre important de sessions pour avoir des prises parfaites d’un bout à l’autre. Il enregistra la Sonate Waldstein de Beethoven en 1959 et 1965, sans autoriser la parution (la version de 1959, publiée récemment par Sony, était pourtant fantastique !). Malgré ces tensions, la collaboration se poursuivit tant bien que mal jusqu’en 1969.

Howard Mitchell, directeur musical du National Symphony, entouré du président Truman et de son épouse

Howard Mitchell, directeur musical du National Symphony, entouré du président Truman et de son épouse

La rupture avec Columbia n’eut aucune conséquence immédiate sur ses engagements. Pendant la saison 60-61, il se produisit avec douze orchestres américains : Boston (Munch et Monteux), Chicago (Reiner), Philadelphia (Ormandy), San Francisco (Kirchner), Los Angeles (Basile), Detroit (Tornakowsky), National Symphony (Mitchell), Milwaukee, Seattle, Rochester, Rhode Island et New Britain. Certains succès furent particulièrement spectaculaires ou gratifiants. Claudia Cassidy, son ennemie jurée du Chicago Tribune, lui rendit enfin grâce après une interprétation du Concerto l’Empereur de Beethoven sous la direction de Fritz Reiner. Après un autre Empereur, cette fois au Hollywood Bowl avec Ormandy, le public l’applaudit sans fin, malgré l’extinction des lumières.
En 1962, Istomin fut au premier plan lors des deux plus grands événements de l’année. A l’Exposition Universelle de Seattle, il joua un concerto de Mozart avec l’Orchestre Symphonique de Seattle sous la direction de Milton Katims et il participa à un concert de musique de chambre. Pour l’inauguration très attendue du Lincoln Center à New York, il fut l’un des solistes du tout premier concert, fin septembre, puis interpréta quatre fois le Deuxième Concerto de Brahms sous la direction de Bernstein en octobre.

1958 Eugene sur un chameau

Eugene Istomin à dos de chameau

1963 fut une année dédiée au reste du monde. Entre avril et novembre, il ne remit pas les pieds aux Etats-Unis. A partir de la mi-avril, il se mit à la disposition du Département d’Etat et donna une longue suite de concerts en Bulgarie, en Turquie, en Iran et en Afghanistan. A la fin mai, il se rendit en Israël pour jouer neuf fois avec l’Orchestre Philharmonique d’Israël et donner plusieurs récitals. Il fit une brève escale au Liban et passa quelques jours à Paris. Il devait répéter avec Stern et Rose et enregistrer le Trio en si bémol majeur de Schubert pour la Télévision Française. Son été ne fut qu’une longue traversée des festivals, avec plus de quarante concerts en deux mois-et-demi (Aix-en-Provence, Menton pour quatre concerts, Lucerne pour trois concerts, Montreux pour deux, Edimbourg pour trois, Stresa, Florence, Israël…). Ensuite, il enchaîna avec les débuts de saison, à Londres, à Copenhague, à Stockholm, à Genève, à Milan, à Bruxelles… Lorsque les journalistes l’interrogeaient sur cette frénésie de voyages et de concerts, il répondait : « Ma maison est partout où il y a un piano ».

Le Trio en conférence de presse à Londres

Le Trio en conférence de presse à Londres

Ces saisons semblent être des copiés-collés des saisons effrénées des années 50, mais en fait il y a une différence essentielle : la place du Trio. Istomin, Stern et Rose avaient décidé de lancer pour de bon le Trio qui avait fait ses premiers pas au Festival de Ravinia en 1955. Les trois amis avaient construit une stratégie avec soin : nombreuses répétitions en 1960 et début 1961 ; débuts en Israël et en Angleterre à l’automne 1961 ; conquête des Etats-Unis au printemps 1962 puis de l’Europe en 1963 ; début des enregistrements en 1964. Le Trio occupa une place non négligeable dans le calendrier : entre deux et trois mois de 61 à 63 (au sein desquels s’intercalaient des concerts en solo) ; entre un et deux mois de 64 à 69 ; six mois en 1970, pour l’année Beethoven. Cela bouscula d’autant le reste du calendrier et impliqua de renoncer à certains projets. Ce qui était encore plus important, c’est que le Trio monopolisait l’intérêt des médias. Un Trio qui réunit trois grands solistes, c’est un événement exceptionnel, qui interpelle le monde entier. Insensiblement, le public et les critiques eurent le sentiment que c’était là le cœur de l’activité d’Istomin, la partie la plus marquante, aux dépens de son activité de soliste. Autre conséquence de la formation du Trio, Istomin décida de changer de manager. En 1962, à la demande de Stern, il quitta Columbia Artists et le rejoignit chez Hurok, pour simplifier la gestion des engagements du Trio (Rose fit de même quelques années plus tard). S’il n’était pas très heureux chez Columbia Artists, il se sentit encore plus mal à l’aise chez Hurok.

Le président Kennedy et le vice-président Johnson

Le président Kennedy et le vice-président Johnson

Une autre évolution importante de la carrière d’Istomin fut son implication politique de plus en plus grande. Il était intimement convaincu, comme Casals, qu’un artiste est d’abord un homme responsable de ses actes et de ses paroles. Cela influait sur la géographie de ses concerts. L’Allemagne et l’Autriche en étaient exclues, car la période nazie était encore trop proche, de même que l’Espagne (à cause de Franco) et la Grèce (après l’arrivée des colonels). En revanche, à partir du moment où il vint participer au Premier Festival d’Israël en septembre 1961, il prit conscience de l’importance d’y jouer régulièrement et de soutenir l’état israélien, si souvent attaqué. Surtout, il décida de se mettre au service de son pays, pensant que la culture, et surtout la musique, étaient désormais des armes diplomatiques d’une importance essentielle. Il trouvait que les Russes les utilisaient avec beaucoup d’habileté, tandis que les gouvernements américains les négligeaient. Dès 1956, il avait accepté des tournées en Islande et en Extrême-Orient sous l’égide du Département d’Etat. Il ne cessa d’essayer de motiver les administrations Kennedy et Johnson pour mettre sur pied une politique culturelle internationale ambitieuse, se déclarant disponible pour n’importe quelle mission et ne demandant aucun cachet. En 1963, il fut envoyé en Bulgarie, une aventure digne des romans d’espionnage de la Guerre Froide, puis au Moyen-Orient. En 1965, il passa quatre semaines dans l’URSS récemment reprise en main par Brejnev, puis deux semaines en Roumanie. L’année suivante, il se rendit à Saïgon, où la situation était telle qu’on ne l’autorisât pas à jouer.

Hubert Humphrey en campagne

Hubert Humphrey en campagne

Istomin s’engagea également dans la politique intérieure des Etats-Unis, soutenant énergiquement les candidatures démocrates de Kennedy contre Nixon en 1960 et de Johnson contre Goldwater en 1964. Il lui arriva même de prendre ouvertement parti dans les réceptions d’après-concert, ce qui lui valut de ne plus être réinvité dans certaines villes. En 1968, dans un contexte rendu très difficile par les assassinats de Robert Kennedy et de Martin Luther King, et par les protestations contre la Guerre du Vietnam, Istomin se vit obligé de prendre la présidence du Comité de soutien des artistes et des écrivains à la candidature de Humphrey. C’est à ce titre qu’il se fit siffler, quelques semaines après la Convention de Chicago, à son entrée sur la scène du Lincoln Center pour jouer le Quatrième Concerto de Beethoven sous la direction de Bernstein. Parmi les contestataires, il y avait certainement des républicains partisans de Nixon, mais aussi des démocrates qui trouvaient que Humphrey ne s’opposait pas assez clairement à la poursuite de la guerre au Vietnam. Cet engagement politique eut pour effet de ternir un peu l’image d’Istomin auprès d’une partie du public.
Cependant, sa présence avec les orchestres américains resta très forte tout au long des années 60. En 1964, il fut invité à deux reprises, pour la saison normale et pour la saison d’été, par Chicago (cinq concerts avec Ehrling et Kostelanetz), par Philadelphie (six concerts avec Ormandy), et par Los Angeles (six concerts avec Vandernoot et Katims). A l’automne 1968, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de ses débuts, il fut successivement l’invité privilégié de Philadelphie (Ormandy), New York (Bernstein), Los Angeles (Mehta) et du National Symphony (Mitchell). La suite de la saison l’amena aussi à Detroit (Ehrling), à Boston (Leinsdorf), à Baltimore (Comissiona) et dans plusieurs villes moins prestigieuses. Pendant cette décennie, Istomin élargit un peu son répertoire concertant avec le Concerto K. 491 de Mozart, le Troisième de Beethoven, ainsi que deux œuvres qu’il ne joua guère, faute d’être demandées par les orchestres : le Premier Concerto de Kirchner et la Symphonie concertante de Szymanowski.

Istomin à Ann Arbor avec l’Orchestre National de France en 1967

Istomin à Ann Arbor avec l’Orchestre National de France en 1967

Le temps lui manqua pour développer sa carrière dans les pays européens, mais la France lui ouvrit enfin ses portes. Un lien se créa avec les orchestres de la Radio-Télévision Française et il fut même invité comme soliste d’une tournée américaine de l’Orchestre National de France sous la direction de Maurice Le Roux à l’automne 1967.
C’est pour le récital que le manque de temps se fit le plus sentir. La demande des orchestres étant toujours aussi importante, les répétitions, les enregistrements et les concerts du Trio venaient forcément réduire le temps dévolu aux récitals, qui ne représentaient plus qu’un cinquième de son activité. Il ne put travailler ni roder de nouvelles œuvres, n’ajoutant que deux sonates importantes à son répertoire : la Sonate de Stravinsky et la Sonate en ré majeur de Schubert. Pendant les années 60, Istomin ne donna qu’un seul récital à Carnegie Hall, reprenant à cette occasion Gaspard de la nuit, qu’il n’avait plus joué depuis longtemps.

La perspective du bicentenaire de la naissance de Beethoven, en 1970, mit tous les esprits musicaux en ébullition. L’idée germa dans l’esprit d’Istomin et de ses deux partenaires de relever un défi que personne n’avait jamais osé relever : donner l’intégrale de la musique de chambre avec piano, soit trente-et-une œuvres en huit concerts. Ce fut un des événements les plus médiatisés des célébrations beethovéniennes. Istomin, Stern et Rose avaient réservé six mois pour cette aventure, dont on peut trouver le récit dans un autre chapitre. Ils auraient pu y consacrer toute l’année que cela n’aurait pas suffi à satisfaire tous les organisateurs intéressés. Columbia voulut en profiter pour enregistrer non seulement l’intégrale des Trios, déjà commencée, mais aussi celle des œuvres pour violon et pour violoncelle. C’était un travail considérable pour Istomin, qui était prêt à l’assumer mais qui craignait, à juste titre que cela ne l’enferme dans l’image d’un musicien de chambre. Il demanda donc à enregistrer un ou deux concertos de Beethoven pour rétablir son image de soliste, ce qui fut rejeté par Columbia. Alors il refusa de poursuivre l’intégrale des sonates pour violon et violoncelle, n’acceptant d’achever que celle des trios, déjà largement entamée. Cela provoqua une situation de crise à l’intérieur du Trio, qui put être surmontée mais qui laissa des traces durables. Surtout, cela impliqua pour Istomin une rupture définitive avec Columbia qui allait être très préjudiciable pour la suite de sa carrière.

Musique

Johannes Brahms. Concerto n° 2 en si bémol majeur op. 83, premier mouvement. Eugene Istomin, Orchestre Symphonique de Boston, Charles Munch. Août 1960.

 

Franz Schubert. Sonate en ré majeur D. 850. Eugene Istomin. Cette sonate est entrée dans son répertoire en 1965. Cet enregistrement a été réalisé lors d’un concert en février 1979

 

Beethoven. Trio n° 6 en mi bémol majeur op. 70 n° 2, le finale. Eugene Istomin, Isaac Stern, Leonard Rose. Concert du 11 décembre 1961.